Premières leçons de respect - L'Histoire de Conrad Labonté

 
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Quand j’y pense, mon père savait brillamment faire trois choses : aimer, travailler et s’amuser.

Dernier d’une famille de douze enfants, orphelin de sa mère à l’âge de seize ans, pendant toute sa vie, mon père est resté le bébé de la famille, dans la réalité tout comme dans le coeur de ses frères et soeurs.

Fils de cultivateur, il travaillait toujours sans relâche. Certains hivers, il allait même jusqu’à s’exiler avec son frère Ange-Aimée dans des camps de bûcherons dans la région de Dolbeau. Il passait plus de dix-huit heures par jour, la hache à la main, dans la neige jusqu’aux genoux, à abattre et abattre des arbres. Son rêve le plus cher était d’avoir un jour sa propre terre.

Papa était un homme bon, vaillant et protecteur. Tous lui reconnaissaient un sens inné de l’honneur comme de la fête ! Il dansait, giguait, chantait, jouait du violon et de la guitare.

Il ne donnait jamais l’impression d’être arrivé. Un objectif atteint, c’était souvent l’occasion de se remettre en question. Avait-il fait assez pour l’un et pour l’autre ? Les mots qu’il avait utilisés lors d’une discussion avaient-ils été bien compris ? N’avait-il pas involontairement blessé quelqu’un ?

Ce souci constant du bien-être des autres ajoutait incontestablement une touche à son charme. Autant il avait la carrure d’un grizzly, autant il avait le coeur d’un petit oiseau. Et il l’assumait pleinement. Il ne s’est jamais retiré d’une pièce de peur qu’on le surprenne à pleurer. Au contraire. À table, parfois, il nous racontait des souvenirs de sa mère, de sa famille, de son premier amour, et les valves s’ouvraient. C’était les gros sanglots.

Pendant quelques secondes, il cachait son visage derrière un mouchoir.

Je ne remercierai jamais assez la vie de m’avoir donné le père qui était fait pour moi. C’est lui qui m’a appris que c’est du coeur que naissent les vraies choses.

C’est aussi lui qui m’a démontré qu’il était possible de cohabiter dans la différence. Il m’a fait la preuve qu’un homme sans grande éducation, issu d’un milieu pauvre, peut mener son navire à bon port. Ça m’impressionne encore.

Grâce à lui, j’ai eu la chance d’être témoin de grands moments de vérité, de comprendre très tôt que j’avais droit à la liberté, que je pouvais être moi-même et m’exprimer.

Avec lui, rien n’était en sourdine. Quand il avait quelque chose à dire en particulier à l’un de nous, ça se passait en privé. Jamais il n’était blessant. Il faisait toujours un pas vers l’autre en laissant assez d’espace pour que l’autre avance à son tour vers lui.

Mes premières leçons de respect sont nées de son regard franc et du timbre de sa voix.

Je me souviens de ce soir d’été de pleine lune, dans la balançoire de la galerie avant, bien assis entre mes parents. Mon gars, dans la vie il y a deux races de gens : celle qui lance des pierres et celle qui en pose. J’espère que tu en poseras. Sache cependant une chose : beaucoup de tes pierres posées tomberont, bon an mal an. Je te souhaite de toujours trouver le courage de remettre ton genou au sol, de les récupérer avec force, de te redresser et de les poser de nouveau. Tu verras. Ça ne sera jamais perdu.

Il me manque.

Depuis qu’il n’est plus là, la plupart du temps, c’est dans les livres que je retrouve des âmes aussi réconfortantes que la sienne et qui me réconcilient avec la nature humaine.

Écrit par Alain Labonté – Extrait tiré de son livre Une âme et sa quincaillerie publié chez Del Busso Éditeur, 2015.