L'ultime sacrifice - L'histoire de Carl-Jason Dunphy
« Je ne vous ferai pas vivre ce que j’ai vécu en Afghanistan », furent les dernières paroles de Carl Jason Dunphy.
Cet ex-militaire est venu au monde le 11 juillet 1977 à Notre-Dame-du-Lac, dans le Témiscouata, par un beau lundi matin.
Petit garçon, il tente d’égaler les prouesses de son frère Jimmy, de quatre ans son ainé. Comme il est le plus jeune des environs, il veut aussi épater les gamins plus grands de son voisinage dans le but de faire partie de leur groupe. Quand il n’est pas en train de regarder des épisodes de Passe-Partout qu’il connait par cœur, il multiplie les prouesses et les cascades aux alentours pour démontrer qu’il a du cran.
Toute sa vie, il s’amusera à relever des défis simplement par plaisir parce que, de son point de vue, la vie est pleine de possibilités et d’expériences à tenter.
Passionné de cinéma
En 1983, son père ouvre le club vidéo Image au Son à Notre Dame du Lac, sur la rue Saint-Viateur, puis sur la rue Commerciale à partir de 1986. Dès lors, Carl Jason développe une passion pour le cinéma. Il devient vite commis et conseille les clients du commerce, car il a visionné quasiment toutes les cassettes des films en location dans la boutique. Quand on jase avec lui, il faut s’attendre à ce qu’il lance une réplique de film à tout moment. Les lignes hilarantes de l’acteur Jim Carey sont ses préférées et il ne se gêne pas pour en abuser.
Ce goût pour le septième art lui sert d’une manière cocasse lorsqu’ à l’adolescence, il participe à des compétitions de Shaolin Kungfu. Inspiré par le film Karaté Kid, il sidère ses adversaires, les arbitres et même son entraineur en imitant la célèbre position du Héron. En plus du Kungfu, Carl Jason joue aussi au hockey, fait du snowboard et du ski nautique sur le Lac Témiscouata.
Mais, ce qui le passionne par-dessus tout, en plus du cinéma, c’est la musique. Carl Jason vient d’une famille de musiciens, de génération en génération. Il choisit la batterie comme instrument. À la Polyvalente de Cabano, il participe à plusieurs concerts avec des groupes de Heavy Metal et de Death Metal. C’est là aussi qu’il exploite ses dons d’humoriste en faisant du stand-up comique et quelques ateliers de théâtre. Jason est toujours partant pour tenter de nouvelles choses.
Très proche de son grand frère qui joue de la basse dans le groupe Agony, il le suit régulièrement à Québec où il assiste à ses concerts. Un jour, au bar D’Auteuil, il monte sur scène pour interpréter la chanson pacifiste War Ensemble du groupe de Trash Metal, Slayer. C’est une prouesse vocale qui sidère l’auditoire.
Trouver un travail
Au milieu des années 1990, la conjoncture économique est difficile au Québec. Quand on vit dans le Bas-Saint-Laurent, il vaut mieux essayer de trouver un métier pour assurer son avenir. C’est pourquoi Carl Jason s’inscrit à l’École des métiers de Rivière-du-Loup afin d’apprendre la charpenterie, comme son idole l’acteur Harrison Ford. Ce métier n’est pas pour lui, il quitte l’école avant l’obtention de son diplôme.
Au fond, Carl Jason a le goût du cinéma. Le jeune homme s’installe chez son frère à Montréal et tente d’être acteur ou figurant en participant à quelques auditions pour des rôles à la télé et au cinéma. Pour illustrer à quel point il était fantaisiste à cette époque, son frère se souvient qu’une nuit, avec un ami, il s’était fabriqué une voiture en carton avec des bretelles pour faire la file au service à l’auto du McDonald’s situé au coin des rues Sauvé et Papineau.
Le jeune homme reste quelques mois dans la métropole avant de mettre en veilleuse son rêve de devenir acteur. Puis, il rentre à la maison.
L’Armée
De retour à Notre-Dame-du-Lac, Carl Jason se cherche. Après les attentats du 11 septembre 2001, il décide de s’engager dans les Forces armées canadiennes. C’est une surprise totale pour sa famille qui attribue ce changement étonnant de parcours à sa curiosité et à sa passion.
Pour ce gamer depuis l’invention de l’Intellivision dans les années 1980, la vie prend un tournant très sérieux. Sur ce coup de tête, il devient artilleur dans le 5e Régiment d’artillerie légère du Canada (RALC) basé à Valcartier. Il a 24 ans.
Au sein des Forces, le soldat Dunphy participe à trois missions en Afghanistan, dans la région de Kandahar où les insurgés talibans prennent régulièrement pour cible les militaires canadiens. De février à août 2004, en 2007-2008 et en 2009, il y sert comme artilleur, puis chauffeur de véhicule, obtenant, à la fin de sa carrière, le grade de caporal.
Plusieurs fois, il est témoin des atrocités de cette guerre peu connue au Canada où les ennemis pratiquent une guérilla en évitant les confrontations directes avec les soldats de métier. En 2007, son véhicule saute sur une mine artisanale, ce qui le laisse complètement abasourdi. Il confie au journaliste Fabrice de Pierrebourg, auteur du livre Martyrs d’une guerre perdue d’avance, qu’après être resté sous le choc pendant une heure, il avait eu l’impression euphorisante d’avoir « baisé la mort ».
À son retour d’Afghanistan, Carl Jason subit une très grave commotion cérébrale lors d’un accident à bord de son blindé au cours de manœuvres à Gagetown, au Nouveau-Brunswick.
Il quitte l’armée en 2013 avec une pension d’invalidité lui permettant de subsister. Il n’a que 36 ans. Comme beaucoup de combattantes et de combattants, il a aussi un grand besoin de soutien psychologique.
Retour à la vie civile
De retour à la vie civile, le jeune homme est transformé. Il ne parle jamais de ses missions en Afghanistan, de ses peurs et des horreurs qu’il a vues. Ses proches le trouvent mélancolique et évitent le sujet pour ne pas créer de dispute. Mais, pour le reste, il semble bien aller.
Il s’installe près de son village natal avec son chien Riddick et prend parfois part à des activités d’anciens combattants, toujours avec le sourire aux lèvres comme lorsqu’il participe à la campagne des coquelicots pour souligner le jour du Souvenir.
Carl Jason aime faire de la moto et effectue de nombreuses randonnées, seul sur sa Harley Davidson. Il laisse pousser ses cheveux, sa barbe et prend du poids. Même si ses années dans l’armée l’ont changé, il n’a pas perdu la gentillesse qui l’habite, lui qui adore la compagnie des enfants. Carl Jason aurait voulu fonder une famille, mais son métier de militaire l’a empêché de rencontrer une compagne avec qui faire sa vie. C’est pourquoi il ne recule devant rien pour combler sa filleule Sally-Ann. Un jour, il prend l’avion de Québec à Rouyn-Noranda pour aller la surprendre afin qu’elle effectue son premier vol avec lui.
Carl Jason continue de donner l’image de l’homme que tous ont connu avant l’Afghanistan ; un gars qui se levait à 2 h du matin pour aller consoler un ami qui vient de se disputer avec sa blonde, un être généreux, drôle et protecteur.
Mais, au fond de lui, Carl Jason souffre. Sur les réseaux sociaux, il confie souvent son désarroi quand un ancien combattant s’enlève la vie. Il dénonce avec force et de manière répétée le manque de ressource pour les vétérans de l’Afghanistan dont 15 % admettent être aux prises avec des troubles liés à un choc post-traumatique.
Le 11 février 2017, à Saint-Louis-du-Ha ! Ha !, dans un moment de détresse, il s’enlève la vie devant des policiers venus tenter de le dissuader de commettre l’irréparable. C’est à eux qu’il adresse ses derniers mots.
Il n’a laissé aucune note pour expliquer son geste. Sa famille n’a rien vu venir.
À l’occasion de ses funérailles, des centaines de personnes, militaires et civiles, se sont souvenus du gars rieur, énergique, humain, serviable et qui aimait la vie. Tous et toutes ne comprenaient pas.
Sur son cercueil était déposé le drapeau du pays qu’il avait fièrement servi. Ce même drapeau qu’il s’était fait tatouer sur le bras gauche.
Hommage
Par Frédéric Groleau
Chères parents, membres de la famille, amis, collègues, membre du 5 RALC ainsi que des Forces Canadiennes.
Nous sommes tous ici aujourd’hui pour apprécier l’étendue de ta personnalité et de ta bonté. Nous sommes tous ici aujourd’hui pour se souvenir, se réunir autour d’un homme, d’un fils, d’un frère d’armes que tous appréciaient et aimaient. Un gars sur qui nous pouvions toujours compter, un body avec qui il faisait bon vivre, toujours présent pour aider et aussi pour faire la fête, mais surtout nous sommes tous ici aujourd’hui pour commémorer la perte du bon vivant que tu étais. CARL JASON DUNPHY, NOUS SOMMES ICI TOUS ENSEMBLES AUJOURD’HUI POUR TOI.
Nous sommes là pour te dire adieu. Tu pars avant nous, nous rappelant que nous ne sommes qu'une infime partie de l'univers, une particule qui brille un temps, puis s'éteint... Nous rappelant aussi qu'il faut jouir de chaque minute que nous passons sur cette terre, toi Carl Jason Dunphy bon vivant, l'homme généreux, tu savais cultiver l'amour et l'amitié...
Tu ne craignais pas de partir, c'était pour toi une simple loi de la nature mais pour nous qui restons, tu laisses un vide immense.
Je me rappelle encore le premier moment où nos chemins se sont croisés. QS 0204 en 2002. Tu étais à ce moment pour moi un gars avec trop d’énergie qui me paraissait un peu trop motivé, un gars avec qui je ne pensais jamais avoir autant d’affinités. Après quelques semaines à vivre ensemble ces moments difficiles, j’ai su prendre du recul et regarder en toi que ton énergie, ta bonne humeur, ta motivation n’étaient pas un obstacle au groupe, mais un support un appui qui avec le temps ne s’effritait jamais. Toujours debout à aider tes frères d’armes, j’ai découvert en toi un gars fort sur qui nous pouvions toujours compter, mais aussi un gars sensible qui était capable d’écouter et de conseiller.
Notre parcours c’est poursuivi sur notre cours d’artilleur et notre amitié a fait son chemin petit à petit jusqu’à notre arrivé au 5 RALC ou nous avons partagé le poste de servant de pièces LG1 sur le détachement 35A. C’est avec ce détachement que nous avons posé pour la toute première fois le pied en Afghanistan en mars 2004. Cette présence en Afghanistan n’a pas été la seule pour toi mon Jason et c’est pour une deuxième fois en 2007-2008 que tu es retourné en Afghanistan comme chauffeur signaleur G19 avec 9 TAC. Pour une troisième et dernière fois tu y es retourné en 2009 en tant que chauffeur VBL-communicateur au sein du détachement de poste d’observation G32 pour encore une fois faire honneur à notre pays et tu as porté fièrement le drapeau canadien.
Ces présences en Afghanistan non pas été de tout repos pour toi ainsi que pour plusieurs collègues et frères d’armes et c’est à ce moment qu’une partie de vous nous a quitté. Depuis ta sortie des Forces Canadiennes en 2013, tu étais de retour avec tes amis, tes proches et ta famille dans ton petit coin de pays et la vie était pour toi un tout autre défi. Plusieurs d’entre nous se sont dispersés et nous avons pour plusieurs emprunté des chemins différents, mais aujourd’hui nous sommes tous présents pour nous souvenir de toi Carl Jason Dunphy et c’est avec honneur malgré notre distance des dernières années que j’ai accepté volontiers de te rendre hommage mon chum.
C'est accablés de tristesse et de compassion que nous nous tournons vers tes parents et ta famille pour leur présenter nos plus sincères et respectueuses condoléances.
Dans ce train qui t'emporte, il y a tout un wagon de pensées et de fleur que nous t'offrons mais nous gardons ton rire, ta bonne humeur et ta gentillesse pour toujours au fond de notre cœur.
Repose en paix, mon chum, mon ami. Toujours tu resteras dans nos pensées.
Carl Jason Dunphy | 11 juillet 1977 - 11 février 2017
Père : Mandy Charles Dunphy
Mère : Diane Michaud
Frère : Jimmy Dunphy